Berl Mort De La Morale Bourgeoise Collection Libertes Pauvert

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PARFAIT ETAT 

Dans lesarchives du journal Le MOnde

EmmanuelBerl et Lucien Rebatet : deux écrivains sous Vichy

L’historien Pascal Ory etl’essayiste Henri Raczymow évoquent le parcours de ces deux hommesen 1940.

Propos recueillis par  Julie Clarini

Publié le 28 septembre 2015

Lesécrivains Emmanuel Berl (1892-1976) et Lucien Rebatet (1903-1972) ont connu desdestins très différents pendant l’Occupation. Quand l’un se cache dans le sudde la France parce que juif, l’autre publie, en juillet 1942, unpamphlet, Les Décombres, qui devient le best-seller de lapériode, se caractérisant par une admiration sans réserve du régime nazi et unantisémitisme forcené. Pourtant, en juillet 1940, les deux hommes setrouvaient à Vichy. Auteur déjà de plusieurs romans et essais, Emmanuel Berl,qui a fréquenté les écrivains de son temps, dont Proust, Aragon, Malraux et,surtout, Drieu La Rochelle, pour qui il a une grande amitié, écrit alorsdeux discours pour Pétain – on lui doit la célèbre formule « La terre,elle, ne ment pas. » A la même date, Lucien Rebatet, journaliste àl’hebdomadaire Je suis partout, où il tient la chroniquemusicale et celle du cinéma, espère la transformation de la France en un régimefasciste et n’a encore signé aucun ouvrage d’importance.

Alorsque paraît une réédition des Décombres dans sa versionintégrale, préfacée par l’historien et spécialiste de la vie intellectuellefrançaise Pascal Ory, l’écrivain Henri Raczymow livre un bel essai sur EmmanuelBerl, en qui il voit un profond mélancolique. L’occasion, pour « Le Monde deslivres », d’une rencontre où il est question de la responsabilité de l’écrivainet de ces temps où la confusion idéologique régnait.

HenriRaczymow, pourquoi ­s’intéresser à Emmanuel Berl ?

Henri Raczymow  J’aiété sensible à trois livres au moins de Berl : Présence des morts [1936 ;Gallimard, 1956], Sylvia [Gallimard, 1952] et Rachelet autres grâces [Grasset, 1965]. Il y a chez lui un rapport aupassé, à la mort, qui résonne en moi. Et j’ai voulu aller plus loin, en savoirplus, lire les entretiens qu’il a accordés, après guerre, à Patrick Modiano ouJean d’Ormesson. J’ai découvert un homme extrêmement complexe. J’avaistravaillé jadis sur la notion de « grand écrivain », une notion française, deVoltaire à Sartre. Or Berl ne s’est jamais tenu pour un grand écrivain ni pourun grand savant, ni pour un philosophe. Il y avait une injonction de sa mère,qui venait d’une famille de lettrés, à ce qu’il devienne un grand savant ou ungrand professeur, comme l’avait été son oncle, frère de sa mère. Cet être-là,dont il a hérité du prénom, Emmanuel Lange, est mort à 23 ans detuberculose alors qu’il allait passer l’agrégation. Dans la psyché d’EmmanuelBerl, il y a ainsi toujours eu un lien très fort, très conscient, entrel’ambition intellectuelle et la mort. Une sorte d’instinct de vie s’est insurgécontre cette injonction et il s’est refusé à devenir « quelqu’un », en lettrescapitales. Il s’est établi dans une sorte d’autodénigrement.

EmmanuelBerl, issu d’une famille juive, a écrit deux discours pour ­Pétain en 1940: comment avez-vous appréhendé ce fait ?

H. R.  Cen’est pas du tout anecdotique, loin de là, mais c’est un moment de sa vie. Berln’est assignable à aucune place. Dans l’entre-deux-guerres, il dirige Marianne, unimportant hebdomadaire de gauche, appelé à ce poste par Gaston Gallimard. Sonpacifisme fait de lui, en 1938, un munichois. Puis nous en arrivons àjuin 1940 : il est pour la paix. Pétain est un grand homme à ses yeux. Ildira plus tard : « Pétain mais pas le pétainisme. » Or,juste avant la guerre, de 1937 à 1940, il fonde un journal dont il est l’uniquerédacteur, Le Pavé de Paris, dans lequel il développe unethématique complètement pétainiste avant la lettre. On y trouve l’idée que lesFrançais sont gouvernés par un Etat mou, perméable aux « invasions » de «métèques », d’« annamites », de « nègres», de « bicots », de « juifs » –ce sont les mots employés à l’époque. Et de ces invasions, les juifs tireraientprofit. Comment, on ne sait pas… C’est une thématique qu’on trouve ailleurségalement, chez Morand, par exemple, avant et après la guerre. Chez Drieu,évidemment. Chez Giraudoux, aussi, dans un livre comme Pleins pouvoirs [Gallimard,1939]. A cela il faut ajouter l’autre thématique, celle de la terre, du travailde la terre, par rapport à la paresse et à la jouissance auxquelles le Frontpopulaire se voit associé. Bref, quand on le sollicite, en juin 1940, ilse rend à Bordeaux ; il écrit, ou plutôt sans doute réécrit, deux discours dePétain avec ces formules célèbres : « Je hais les mensonges qui vousont fait tant de mal » et « La terre, elle, ne ment pas. »

Critique.L’énigme Emmanuel Berl

Mélancolie d’Emmanuel Berl,  d’Henri Raczymow, Gallimard, 206 p.,18,90 €.

Ildisait n’être pas très assuré de son existence. Il prétendait avoir des ­convictionsmais s’est avéré une vraie girouette. Ni grand homme ni grand écrivain,Emmanuel Berl, né en 1892 et mort en 1976, était peut-être ce qu’onnomme « un bel esprit », avance Henri Raczymowdans l’essai aussi vif qu’élégant qu’il lui consacre, Mélancolied’Emmanuel Berl. Un bel esprit, un auteur de quelque talent, de ceux qu’onrange dans la catégorie des « mineurs » et que l’auteur affectionne.L’écrivain mineur, c’est « quasi un genre, écritRaczymow, un genre qui est mon genre ».

Saufque Berl n’est pas seulement l’ami des Proust, Cocteau, Malraux…, ni seulementle témoin à qui, après guerre, on demanda de raconter son époque, ni le jeunebourgeois parisien, séducteur, confident de Drieu La Rochelle et intimed’Aragon. C’est aussi l’homme né dans une famille juive qui refusa de se fâcheravec Drieu quand ­celui-ci le portraitura dans son roman Gilles (Gallimard,1939) sous les traits du « juif Preuss », celui aussiqui écrivit en 1940 deux discours pour le maréchal Pétain, celui quijamais, après 1945, n’évoqua le sort des juifs en France ni le génocide. De ceBerl-là, Henri Raczymow ne prétend pas avoir la clé. Les convictions quimenèrent l’écrivain au pétainisme ont été ­celles d’une partie des ­intellectuelsde l’époque, le pacifisme, pour lui, sans doute au premier rang.

Maislà comme ailleurs, en politique comme en littérature, quand il s’agitd’approcher Berl, Raczymow conserve un trait incisif, à l’affût de ce que l’hommene fut pas, ou ne put être. Avec celui-ci, « seule lasoustraction nous donne ­l’accès », écrit-il. Mélancolied’Emmanuel Berl est ainsi un beau portrait en creux, conservant debout en bout cette même grâce de l’intelligence, l’esprit de l’esquisse.

PascalOry, Emmanuel Berl comme écrivain est-il typique de certaines trajectoires del’entre-deux-guerres ? Même question pour Rebatet.

Pascal Ory  Ilfaut souligner, d’abord, que l’entre-deux-guerres est une grande couveuse àintellectuels, de gauche comme de droite. Un espace public (presse et édition)très ouvert, auquel il faut ajouter un grand trauma initial : 14-18. Pour moi,il n’y a rien d’étonnant à ce que Berl se retrouve à Vichy : il fait partied’un milieu qui, par son pacifisme et par sa critique du système républicain,n’est pas du tout étranger à ce qui se construit en 1940. Le fond duparadoxe, ce qui fait que Berl est malgré tout atypique, c’est qu’il estd’origine juive. Pas de surprise, en revanche, avec Rebatet : il n’y a riend’étonnant à ce qu’un fasciste se retrouve à Vichy en 1940 et rien desurprenant à ce qu’il la quitte rapidement. Au fond, même si c’estcontre-intuitif, celui qui est le plus à l’aise à Vichy, c’est Berl. CarRebatet, en tant que fasciste, souhaitait participer à une subversionrévolutionnaire, qui ne viendra pas. Néanmoins Berl-Rebatet, ce sont bien desmondes différents. Rebatet se rêve écrivain, mais c’est un animal politique, dugenre furieux. Berl a un rapport plus hédoniste, plus intuitif à la politique.Et c’est fondamentalement un homme de lettres. Que des gens très différentspuissent converger vers le même lieu, ça s’appelle l’Histoire.

Critique.Lucien Rebatet, fasciste authentique

Le Dossier Rebatet. Les Décombres.L’inédit de Clairvaux,  édité par Bénédicte Vergez-Chaignon, préface de PascalOry, Robert Laffont, « Bouquins », 1 152 p., 30 € (enlibrairie de 8 octobre).

L’heureest à la réédition des textes écrits juste avant et pendant l’Occupation. LesDécombres, œuvre du journaliste de Je suis partout LucienRebatet (1903-1972), y trouve sa place. Publié en 1942, vendu à plus de60 000 exemplaires – ce qui lui vaut la réputation fondée de« best-seller de l’Occupation » –, il avait été réédité une premièrefois (expurgé) par Pauvert en 1976 sous le titre Mémoires d’unfasciste. Il est maintenant disponible dans sa version intégrale, dûmentédité par l’historienne Bénédicte ­Vergez-Chaignon, spécialiste de l’histoirede Vichy et auteure d’un tout récent Les Secrets de Vichy (Perrin,414 p., 22 €), et fort bien préfacé par Pascal Ory.

Dans LesDécombres, où lepropos général est de brosser le tableau d’uneFrance « couverte de ruines, ruines des choses, ruines desdogmes, ruines des institutions » après la défaite, Rebatet semet lui-même en scène. En cette année 1942, il est un authentiquefasciste, qui dispose d’une grande facilité de plume, d’un style corrosif et deconvictions bien solides. Si son narrateur, dès les premières pages de ce pavéde 600 pages, tire sur Maurras, le fondateur de l’Action française, c’est pourmieux se réclamer d’Hitler et du modèle allemand. « S’il y a un tonspécifique des Décombres, écrit Pascal Ory, il tient entrois caractéristiques : c’est un texte “vécu”,c’est un texte “envahi par le juif” et c’est un texte de constant appel aumeurtre. »

Danscette nouvelle édition, Les Décombres est suivi d’un texte,inédit, de souvenirs écrit à la prison de Clairvaux où Rebatet se trouveincarcéré après la guerre, inculpé d’ » intelligence avec l’ennemi ». Le volumese clôt sur des extraits du dossier d’instruction de l’affaire Rebatet devantla cour de justice. Parmi ces pièces, les interventions d’Albert Camus ou deGeorges Bernanos en ­faveur de l’écrivain.

Dequelle convergence est-il question ?

H. R.  Ona le sentiment que la confusion est partout. En 1929, dix ans avant sonpassage à Vichy, Berl avait écrit Mort de la morale bourgeoise, unpamphlet avec des accents marxistes voire léninistes, très anticapitaliste.Mais il y a peut-être une cohérence idéologique : Berl y dénonçaitl’abstraction de l’argent, dont on sait qu’elle n’est jamais loin, dansl’imaginaire antisémite, de l’abstraction du juif (par comparaison avec lepaysan qui a les mains et les pieds dans la terre…). Cette thématique jouxte unepensée fasciste, mais la jouxte seulement.

P. O.  Cetteconvergence droite-gauche dans la critique de l’establishment est typique del’entre-deux-guerres : depuis la fin de la Grande Guerre, le thème traversetoute cette génération, qui est au moins d’accord sur un point : la démocratielibérale a échoué, elle n’en a plus pour longtemps.

H. R.  Cetteconfusion idéologique existe chez certains avec des passages d’un extrême àl’autre, mais pas chez tous. De 14-18 naissent aussi les mouvements Dada etsurréaliste. Aragon devient et reste stalinien jusqu’au bout, Breton et Mal­rauxont à l’évidence une pensée plus substantielle que Berl. Berl aura louvoyé sansarrêt. On l’appela le « nègre juif » de Pétain. Après laguerre, il s’étonne même qu’on lui reproche certaines choses. Ce n’est pas pourrien qu’il a intéressé ­Modiano.

EmmanuelBerl est un personnage complexe. Ce n’est pas le cas de ­Lucien Rebatet. PascalOry, pourquoi s’intéresser à lui ?

P. O.  Monpremier texte public est paru dans Le Monde en 1975. Ilavait trait à ­Brasillach. C’était l’anniversaire de la condamnation à mort,pour intelligence avec l’ennemi, de cet intellectuel venu de l’Action françaiseet ayant évolué vers le fascisme. J’y reconstituais un itinéraire très prochede celui de Rebatet. Je m’intéressais à cette question pour des raisonséthiques et non proprement scientifiques. A la fin du texte, je disais que,tout en étant personnellement hostile à la peine de mort, je considérais que laresponsabilité de l’homme de culture était un problème capital et jugeais donctotalement justifié que l’on ait fait payer à un intellectuel ce que l’onfaisait payer, sans états d’âme ni pétition, à un garagiste. Pour moi, il nepouvait y avoir une race de seigneurs – écrivains, artistes, etc. – exemptée deresponsabilité. Je n’ai pas bougé sur ce point.

H. R.  C’estle sentiment que j’ai eu en ­lisant votre préface. Contrairement à d’autrespréfaces avec lesquelles on peut la comparer. On lit, par exemple sous la plumedu préfacier du Journal (1939-1945), de DrieuLa Rochelle [Gallimard, 1992] : après tout, il n’a pasde sang sur les mains. Cette formule me fait horreur. Précisément, laresponsabilité de l’intellectuel est entière ! Il doit en effet passer parnotre jugement moral, politique, civique. Papon n’a pas de sang sur les mains.Et Eichmann n’a pas tiré sur quelqu’un. Le crime de bureau, ça existe, et c’estmême majeur.

P. O.  Onne peut pas, d’un côté, vouloir jouir du bénéfice de la plume, du verbe, del’intellect et, de l’autre, en refuser les conséquences. Rebatet est unjournaliste, de cette catégorie qui rêve de se faire reconnaître commeécrivain. Et, justement, c’est un critique d’art. Ça veut dire que vous pouvezêtre un analyste très brillant et engagé de la vie artistique et un fasciste.Pour moi, ça n’a jamais été une surprise, mais ça continue à gêner. En tant quefasciste, donc moderniste, Rebatet a applaudi aux premiers pas des Cahiersdu cinéma et de la Nouvelle Vague. Une anecdote veut que le jeuneFrançois Truffaut ait accueilli Rebatet à sa sortie de prison et lui ait offertune sortie en bateau-mouche. Pour les mêmes raisons, Rebatet applaudit le jeunePierre Boulez. Il faudrait définitivement abandonner ­l’associationphilosophique du Bien, du Beau et du Vrai. Ça n’a jamais été vérifié dansl’Histoire.

H. R.  Autreexemple : Léon Daudet, de l’Action française, a été le premier à encenserProust de son vivant et lui a fait obtenir le Goncourt.

P. O.  Oui,tout en étant, tous les matins et tous les soirs, antisémite.

Fallait-ilrééditer « Les Décombres » pour la qualité littéraire du texte ?

P. O.  Pourmoi, la justification de la réédition des Décombres, c’estcelle qu’a donnée Robert Badinter quand est sortie sa version expurgée,en 1976, sous le titre Mémoires d’un fasciste : c’estun document d’histoire, et on ne peut le laisser médiatiser par des canaux quipourraient être qualifiés de discutables ou de malodorants. Ensuite, lejugement littéraire, c’est à chacun d’entre nous de l’avoir. Je pense que çarejoint la question de l’admiration que nous pouvons avoir pour le genrepamphlétaire. Le Rebatet des Décombres peut être rattaché àce genre littéraire dans lequel, entre deux mots, un Bloy, un Darien, un Nizanchoisira toujours le plus gros. Mais je voudrais qu’on voie aussi que lepamphlet a un contenu. Si le lecteur veut dîner avec le diable, qu’il semunisse d’une longue cuiller. L’éloquence peut être criminelle, elle peut êtreun appel au meurtre. La qualité dite littéraire (que personnellement je trouve,en effet, dans beaucoup de pages des Décombres) ne doit pasocculter la dimension éthique. Au reste, Les Décombres n’ontpas empêché Paulhan d’admirer Les Deux Etendards, le grandroman rêvé par Rebatet, et de l’éditer [Gallimard, 1951].Etiemble aussi, ce grand esprit libre, admirait ce texte, tout en jugeantsévèrement son auteur.

H. R.  Onpeut dire la même chose chez Morand. Morand a toujours été encensé pour sesqualités de style, mais c’est insupportable de misogynie, de racisme,d’antisémitisme tous azimuts.

Lapériode de l’entre-deux-guerres semble propice à une confusion ­idéologiquedont on craint ­d’entrevoir le retour…

H. R.  Enregardant a posteriori cette époque, on a le sentiment que c’était simple :d’un côté, Aragon, le stalinisme, de l’autre l’Action française, et puis encorele fascisme. On a le sentiment que les choix étaient clairement définis. Etqu’en revanche, aujourd’hui, c’est très compliqué, très entremêlé, qu’on peutêtre d’accord sur tel point et en désaccord sur tel autre, qu’il n’y a pas de «camp ». Mais à cette époque-là non plus, les choses n’étaient pas claires.

P. O.  «L’an 40 » a posé un moment de rupture nette : on a alors une sorte de ­vérificationgrandeur nature, grandeur crime. L’Histoire passe, « avec sa grande hache ».Aujourd’hui, je peux me retrouver dans des dîners en ville dont les ­convives,en d’autres circonstances, se dénonceraient mutuellement. Sauf que je n’auraijamais l’occasion de le vérifier, enfin j’espère. En 1940, cettepossibilité a existé. L’ambiance de confusion intel­lectuelle, si prégnanteaujourd’hui, était bien là.

Parutions

De nombreux ouvrages ­reviennent surl’entre-deux-guerres et l’Occupation.

Pierre Laval,  deFred Kupferman, nouvelle édition, préfacée par Henry Rousso, Perrin, 672 p.,26,90 €.

Les Secrets de Vichy,  deBénédicte de Vergez-Chaignon, Perrin, 414 p., 22 €.

Secrets et mystères de la Franceoccupée,  de Michèle Cointet, Fayard, « Histoire », 334p., 22 €.

Les Ecrivains français face à ­l’antisémitisme,de Bloy à ­Semprún,  de Michaël de Saint-Chéron, ­Salvator,240 p., 22 €.

Les Quatre Coups de la Nuit decristal. Paris, 7 novembre 1938. L’Affaire Grynszpan-vom Rath,  de CorinneChaponnière, préfacé par Annette Wieviorka, Albin Michel, 336 p., 19,50 €.

Les Orphelins de la République.Destinées des députés et ­sénateurs français (1940-1945),  ­d’OlivierWieviorka, Seuil, « L’univers historique », 472 p., 26 €.

Vichy et les juifs,  deMichael R. Marrus et Robert O. Paxton, nouvelle édition, Calmann-Lévy, 600 p.,27 € (à paraître le 14 octobre).

Julie Clarini

 

ACTUALITEEMMANUEL BERL, UN TELESPECTATEUR ENGAGE L'intellectuel zappeur

Le Monde

Publié le 09 mai 1993

C'ÉTAITl'ami de Bergson et de Cocteau, de Drieu La Rochelle et de Léon Blum. Il étaitessayiste, historien, mémorialiste, romancier et philosophe, et son oeuvre apassionné Nimier, Malraux, Aragon et Camus. De la guerre de 1914, qui le rendità jamais pacifiste, à sa mort, en 1976, " il a tout connu et s'estpassionné pour tout ", écrit Bernard Morlino dans les Tribulations d'unpacifiste, la biographie qu'il lui a consacrée il y a quelques années. Tout, ycompris la télévision, comme en témoignent ces chroniques réunies par son biographeet justement intitulées : Emmanuel Berl, un téléspectateur engagé (1).

Lesannées 50 commencent tout juste à poindre. Le petit écran balbutie : seuls 60000 foyers sont équipés pour capter l'unique chaîne de télévision. Très vite,pourtant, la critique de télévision va connaître son âge d'or. Des jeunesjournalistes s'y risquent (Michel Droit), des critiques de cinéma s'y adonnent(Jacques Siclier au Monde, André Bazin au Parisien libéré et àFrance-Observateur). Avec ses papiers confiés, dès 1954, à la Nouvelle Revuefrançaise (puis au Nouveau Candide, avant de revenir à la NRF), Berl fut sansdoute le premier intellectuel critique de télévision.

Ill'aime, la télévision. Il s'abandonne aux charmes cathodiques de CatherineLangeais, la belle speakerine. Il s'émerveille devant Françoise Hardy, il loueles manières du " Petit Conservatoire de la chanson " dont il aépousé l'animatrice, Mireille. Il disserte sur les variétés, les dramatiques,les jeux, et fustige sans ambages les méthodes commerciales de... PierreSabbagh.

Berlaime la pensée en marche. Petit à petit, au fil de ses chroniques, ilsélectionne les outils de ses " télécritiques ", sans craindre de secorriger, voire de se contredire. Avant la guerre, quand le ministre despostes, Georges Mandel, lui propose de prendre la tête du " Journal parlé", Berl refuse, arguant " qu'il ne voit pas ce que signifie unjournal sans pages et sans mise en pages ". Réponse rapidementréactionnaire ou passéiste _ comme certaines de ses chroniques, _ mais qu'ilsait étayer, dans un long article paru en septembre 1966, en s'appuyant surFerdinand de Saussure. " Le JT ne peut éviter ce qu'il y a de choquant àannoncer une grande catastrophe (...) entre une chansonnette qui finit et unsketche qui commence. Il ne peut corriger par aucune synchronie sa diachronienaturelle. "

Parfois,Berl se trompe. Ainsi ne croit-il pas, " à l'aube des satellites ", àl'avenir d'une troisième chaîne " des régions ". Mais, le plussouvent, il voit juste. Tellement juste qu'il précède tous ceux qui, aprèsavoir cru que la critique de télévision était un genre, se sont tus, victimesde dégoût, ou, plus sérieusement, d'aphasie. Quand le niveau des programmes" tombe trop bas ", mieux vaut se taire plutôt que de parler autour.Un parcours qui ressemble étrangement à celui d'un autre zappeur, Serge Daney.

Le Monde

 

HISTOIRESLITTERAIRES Les pantoufles de Marcel Proust

Le Monde

Publié le 05 février 1993

ILy a les écrivains en imperméable et les écrivains en robe de chambre. EmmanuelBerl appartenait à la seconde catégorie. Parlant de lui, Jean Cocteau notait le22 mai 1954 : " Il arrive toujours à l'improviste, en robe de chambre ouavec son filet à provisions. " Il est vrai qu'à l'époque, les deux hommesentretenaient des relations de voisinage. Ils habitaient les appartements duPalais-Royal et se rencontraient souvent...

Néen 1892, Berl avait cumulé, très tôt, la condition d'orphelin et celle derentier. Ce sont deux particularités de la condition humaine. Il avait apprisla philosophie chez M. Bergson, et s'était renseigné sur le " quiétisme" de Fénelon. Il avait adopté cette doctrine du détachement comme d'autreschoisissent une carrière dans l'administration des Postes ou le commerce destextiles. En prenant des rides, Emmanuel Berl passa du quiétisme à la quiétude,et s'attira la réputation d'être un sage. Ses connaissances l'appelaient le" Rabbin Voltaire du Palais-Royal ", car il était d'origine juive.

Maisil n'avait pas toujours mené cette existence " en robe de chambre ".Malgré Fénelon, il avait eu une jeunesse très agitée. L'époque le voulait, etc'est (en général) l'habitude ou la vocation de la jeunesse. Il avait eu desenthousiasmes et des élans immodérés, comme tout le monde. Il s'était épris,notamment, d'une " amie d'enfance " appelée Christiane. C'est dumoins le prénom qu'il lui donne dans sa Méditation sur un amour défunt. Il fautse méfier de cette catégorie féminine. Et Berl ne s'est pas assez méfié. C'estdans le département de la Haute-Garonne qu'il avait rencontré Christiane pourla première fois. " Un sentiment comme une famille, dit-il, cherche àreculer aussi loin qu'il peut ses origines. Je l'avais vue, dans mon enfance, àLuchon. Elle avait neuf ans, et moi onze. " Emmanuel Berl retrouvaChristiane en 1913, à Evian. C'était le meilleur endroit pour la revoir. Lesbords des lacs sont, en effet, recommandés pour les rêves de jeunesse.

AVECses " cheveux roulés en casque ", sa mélancolie et ses alluresd'amazone, Christiane semblait être " la dernière héroïne romantique". Les jeunes filles romantiques sont toujours (je ne sais pourquoi) les" dernières ". Elles conjuguent sans doute les folies modernes et lescharmes de la désuétude. Emmanuel Berl se demanda " de quel livre sortait" cette personne, avec son air revenu de presque tout et son "amertume cosmique ". Avait-elle été désespérée par " un danseur detango ", lequel avait trop bien fait son métier ? Ou souffrait-elled'autre chose ? En tout cas, Berl se promit de la guérir. Cela voulait direqu'il l'aimait déjà. L'élève de Bergson et de Fénelon allait illustrer les théoriesde Stendhal... " Ce qu'il y a de plus étonnant dans la passion de l'amour,avait écrit M. Beyle, c'est l'extravagance du changement qui s'opère dans latête d'un homme. " Un soir, Berl considéra l'existence de Christiane commeune sorte de " miracle ". Cette demoiselle légitima soudain le restede l'univers. Etait-ce trop demander à une jeune personne soignant sa "neurasthénie " sur les bords du lac Léman ? Quand le séjour à Evian setermina, on se quitta sans avoir couché ensemble. Le romantisme ne le permettaitpas. Emmanuel Berl se rendit à Venise, pour y vérifier ses états d'âme. Et" sur les petits ponts, les femmes silencieuses, enveloppées de leurschâles noirs, [lui] rappelèrent Christiane, à cause de leur dignité ".L'année suivante, la guerre vint le distraire de " ce romanesquedéplorable ". Mais " elle arrivait trop tôt, dit-il. Si j'avais revuChristiane, je me fusse probablement heurté à un refus, dont la guerre m'auraitconsolé ". Celle-ci ne résolut et n'arrangea rien. Berl manqua d'être tuédans les tranchées, mais cela ne modéra pas les sentiments qu'il éprouvait àl'égard de la demoiselle. Atteint de tuberculose, il fut réformé en 1917. Ilalla faire de la chaise longue à Nice. Puis il inaugura les Années folles surla promenade des Anglais. " On esquissait les plaisirs d'après-guerre,écrit-il. On aimait les tableaux cubistes et le jazz-band ; il y avait desmusiciens nègres fournis par le camp de Saint-Raphaël, et déjà beaucoup deréfugiés russes qui vendaient leurs perles. " Quelques dames intrépideslançaient la mode des cheveux courts, mais " on vivait dans une grandeincertitude financière, les nouvelles étant changeantes et la roulette aussi".

Passantde Nice à Rueil, Emmanuel Berl " essaya " l'air de la campagne etdécouvrit une catégorie féminine assez rare : les " canotièrescocaïnomanes ". Quelquefois, il allait aussi respirer l'air de la chambrede Marcel Proust, qui souffrait de son asthme et croyait à " l'absoluesolitude humaine ". Les deux hommes finirent par se fâcher, car Berl ne pensaitpas que cette solitude fût irrémédiable. Il songeait à Christiane. Et Proustlui jeta ses pantoufles à la figure...

Ilrenoua avec la jeune femme, vers la même époque, dans les derniers temps de laguerre. Les circonstances n'avaient pas transformé Christiane. " Commeautrefois, elle portait des robes blanches et se défiait de la vie. Ellepromenait des mélancolies semblables sur les terrasses d'hôtels identiques." Rêvant de concilier le mariage et " l'esthétique sentimentale ",Emmanuel Berl lui proposa de l'épouser. Elle trouva divers prétextes pourrefuser, assurant que ses parents " ne voudraient jamais de ce mariage" et qu'elle-même n'avait aucune disposition pour le bonheur. " Ellea eu peur de son amour, écrit Berl. Peur de la vie quotidienne, des lassitudes,des disputes, de la promiscuité avec moi. (...) Elle voulait aimer tranquille." C'est très joli... Mais il avait des torts, lui aussi. Il était amoureuxd'une chimère plus que de cette demoiselle craintive, chagrine et capricieuse." Une certaine façon de les regarder rend-elle les êtres invisibles ?", se demande Emmanuel Berl. Il connut ensuite les morsures de cetteespérance qui renaît à la moindre occasion, malgré tout ce qui s'obstine à ladémentir.

PLUStard, rencontrant la jeune femme à l'Hôtel Ritz, " parmi le tumulte desombrelles ", il s'étonna de n'éprouver aucune émotion. Ce jour-là, dans" la cathédrale des états d'âme ", l'élève de Bergson et de Fénelonprit sa première leçon de néant, lorsqu'il découvrit que les passions dépérissentcomme le reste. Le spectacle de ses " camarades déchiquetés par les obus" l'avait moins " instruit " que " la mort " de sessentiments.

ABourg-en-Bresse, à Châlons-sur-Marne, à Paris, l'espèce humaine s'estinterrogée très souvent sur les mystères de l'indifférence quand celle-ciremplace les battements de coeur, les émerveillements et les désarrois. Entre1918 et 1925, Berl a mené des recherches " sur la nature de l'amour". Voulant savoir si le sien n'avait été qu'" une rêverie "favorisée par le climat du lac Léman, il a écrit cette Méditation sur un amourdéfunt. C'était la meilleure façon de se renseigner. Une fois le livre terminé,il a rangé Christiane dansl'armoire des souvenirs, avec les dossiers "Italie ", " Guerre " et " Lycée Carnot ".

Le Monde

 

Essais,d'Emmanuel Berl. Châsse aux dilemmes

Le Monde

Publié le 29 novembre 1985

ENCOREune exhumation ! Les jeunes lecteurs doivent trouver que l'édition et la pressen'en finissent pas de ranger les portraits d'ancêtres sur la cheminée du salon.Et l'oncle Théodore ? Un peu plus, on oubliait l'oncle Théodore !... Cette finde siècle ressemble au dernier acte de la Cerisaie, lorsque les châtelainsexpropriés traînent leurs malles hors de la véranda bien-aimée, au son funèbredes volets qu'on cloue.

Maisaussi, quel empressement met-il, ce siècle, à tourner la page ! Plus il disposede machines à se souvenir, plus il oublie. Berl, vous avez dit Berl ? Des mainstavelées, un éternel plaid sur les épaules frêles, une longue mèche d'argent àla Jankélévitch, l'œil amusé par ses doutes généreux, le mari de Mireille, maissi : Mireille, le petit chemin qui sentait la noisette... Ça ne vous dittoujours rien ? Alors recommençons ; il le faut.

EmmanuelBerl est né en 1892, d'une famille juive parente des Proust et des Bergson.Condorcet, DES de lettres, un bout de Sciences-Po. Par naissance et flair, Berlfait partie des chanceux voués à croiser les contemporains capitaux. La preuve: il assiste à la première du Sacre du printemps, où se serrent dans une mêmeloge, tenez-vous bien, Rodin, Renoir et Proust. Il lit ce dernier dans lestranchées. Il le rencontre en 1917, année où un autre ami, Drieu La Rochelle,épouse une de ses cousines. Avec le même Drieu, il fréquente les maisonscloses, et y tombe amoureux d'une certaine Suzanne, que lui disputera... AndréBreton ! Si le monde des gens qui comptent n'est pas petit, qu'est-il ?

PLUSsérieux : Berl partage avec Drieu la crainte que l'Europe ne vive ses "derniers jours " - ce sera le titre d'un éphémère journal de leurinvention, en 1927. A cela près que Drieu appelle de ses vœux l'écroulement,alors que Berl voudrait protéger la paix comme on retient son souffle au-dessusd'un cierge mourant.

Familierde Gide et surtout de Malraux - à qui l'a présenté... le philosophe GabrielMarcel ! - Berl se situe à gauche. " Le capitalisme, dit-il, est lanégation de tout idéal humain. " Il participe à l'aventure de Marianne,l'hebdomadaire lancé par Gaston Gallimard pour retenir ses auteurs tentés parCandide ou Gringoire, et qui s'opposera à l'extrémisme droitier de cesderniers. Il soutient le Front populaire, mais il déconseille l'intervention enEspagne, au nom d'un pacifisme qui l'amènera à approuver Munich, à condamnerles campagnes de presse bellicistes, et à en accuser un certain Bollack...

Alors,juif de droite, Berl ? L'expression a eu cours. De fait, s'il se brouille avecCéline lors de la parution de Bagatelles, en 1938, il absoudra, en 1974,l'" inventeur d'un nouveau langage ". Un de ses titres à entrer dansla grande histoire restera sa contribution aux premiers discours de Pétain, àla demande de son ami Bouthillier. Les " mensonges qui nous ont fait tantde mal ", le 25 juin 1940, c'est de lui. De même : "La terre, elle,ne ment pas " ; ce qui étonne et déçoit davantage, lorsqu'on sait ce quedraine de racisme potentiel la vieille invocation de la glèbe aux semelles...

L'IDÉALde retour à la terre, Vichy ne tardera pas à l'accompagner, en effet, d'unacquiescement parfois zélé aux persécutions nazies. Avec la chanteuse Mireille,qu'il a épousée en 1937, celui que ses intimes surnomment " Théodore" se cache en Corrèze et résiste. Il laisse l'ami Drieu s'enferrer dans laconviction folle que le Reich va battre la Russie en 1941 et l'Amérique en 1942...Mais, sans l'avoir revu, il excusera l'aveuglé de la collaboration et lesuicidé de 1945 ; par sens aigu de l'amitié, par horreur des vengeances.

Dansun après-guerre où l'opinion radicalise sa division en deux camps retranchéscomme pour faire oublier son attentisme mollasson des années noires,l'éclectisme amnistiant vous expose à la mise en quarantaine. Berl la subit debon gré. La discrétion à contre-courant lui convient. On ne peut pas vouloirêtre à la fois célèbre et incompris.

SeulsCamus et Nimier, vers 1950, écoutent cette voix rare, et supplient, en vain, del'entendre. Sylvia, en 1952, échappe aux multitudes. Le Journal de la Tableronde (1954-1961) sert de bulletin de liaison aux happy fews. Jusqu'au bout,Berl traitera la gloire en accident importun. Le destin l'exaucera en lefaisant mourir, en novembre 1976, entre deux stars : quelques semaines aprèsMorand, et deux mois avant Malraux.

L'ÉCRITUREpostule l'avarice. Berl pousse la générosité jusqu'à distraire une partie deson temps et de son œuvre en articles de circonstance, en plaisirs de laconversation. Dans leurs souvenirs respectifs, Mireille et Clara Malraux nousont raconté les nuits entières d'élucubrations entre leurs brillantissimesépoux. On croit les entendre ; sauf que les propos mêmes se sont envolés, fautede magnétophones pour les retenir aux ailes...

Parchance, certains entretiens de ce causeur de charme ont été enregistrés : avecJean d'Ormesson, sur France Culture, en mars 1968, et, en 1976, avec PatrickModiano, qui les a publiés chez Gallimard sous le titre : Interrogatoires, etles a fait suivre d'un texte délectable de Berl : Il fait beau, allons aucimetière. Restait à recueillir quelques-uns des centaines d'articles, afin desurprendre, à l'épreuve des événements, un des esprits les plus libres dusiècle. C'est à quoi se sont employés Bernard de Fallois et Bernard Morlino,pour Julliard.

Regroupéspar thèmes, ces textes issus de revues confidentielles ou de journaux disparusfont défiler l'actualité, des années 30 et la montée des totalitarismes à la VeRépublique, sans oublier les réactions des amis écrivains dans la tourmente.Mais Berl ne se laisse pas envahir par le présent, si porté qu'il soit àl'analyser et si doué pour y voir clair, presque aussi clair, bien que plusintuitivement, que Raymond Aron. Le recueil fait alterner, comme dans laconversation de l'auteur, les réflexions politiques et les méditations plusintemporelles sur la violence, la justice, la civilisation, l'Europe, Michelet,Tocqueville, Martin du Gard, Proust ou Camus.

ONretient de ces promenades une horreur physique de la violence, où sescontemporains activistes ont voulu voir une accoucheuse de l'histoire. Berlcroit que l'innocence demeure à portée de l'humanité. La culture a déjà arrachéà la nature le langage, les jardins, une certaine justice : pourquois'arrêterait-elle en si doux chemin ? Ces conquêtes sacrées doivent êtrepréservées avec des soins de jardinier. Le pacifisme vient de là.

Enpréface, Bernard de Fallois passe en revue les raisons pour lesquelles Berl estresté dans l'ombre et mériterait d'en sortir. Pourquoi le Laroussel'ignore-t-il, et, pis, le Lagarde et Michard, ainsi que nombre dedictionnaires complaisants aux amis ? Justement parce que Berl vénère tropl'amitié pour ne pas dédaigner et décourager les copinages. Dès sa génération,il fallait, pour atteindre le grand public, sculpter soi-même sa statue etcrier à son propre génie, clownerie indigne de lui. Sans doute lui a-t-on tenurigueur de son pacifisme munichois et de certaines fréquentations - celle deDrieu, notamment - qu'il n'était pas homme à renier. On lui a aussi fait payerd'être un généraliste, à l'heure où le spécialiste prime sur le marché, etinclassable, au regard des idées et des genres. Comme à Aron, il lui manquaitles réussites d'artiste dont Malraux, Sartre et Camus ont agrémenté leursessais. Malraux lui reprochait de ne pas avoir le "sens de l'ennemi",de ne pas "vouloir devenir ministre", de "ne pas conclure".

Autantde défauts qui devraient être tenus pour des qualités, quand on a l'ambition dedevenir, selon le joli mot de Berl enfant, un " grand esprit " !" Théodore " ne fait pas passer la vérité avant les amis - marque, àl'en croire, de la droite - ni l'inverse. Cela dépend : non de son humeur, maisde la vérité. L'intelligence, d'après lui, doit servir à déjouer le mensonge etla bêtise, non à combattre hors de la bonne foi.

PLUSpendable que tout, pour son époque : Berl était incurablement clair. A proposde Lacan, il dit : "Je pourrais devenir plus obscur, sans être pour autantplus profond. " La limpidité de son esprit critique et sa constante viséemoraliste ont déterminé l'élégance de sa prose, justement rapprochée de cellede Voltaire ; un Voltaire plus tremblant, plus émotif, plus seul de son avis.

Avoir fonctionner cette somptueuse machine sur près de huit cents pages, onperçoit un de ses secrets, qui explique sa mise à l'écart, de son vivant, etdevrait lui valoir un regain d'intérêt posthume si les intellectuels voulaientbien se montrer moins partisans et plus nuancés que les hommes politiques : lerefus viscéral de tout dilemme. Au nom de quoi sommer soi-même et les autres dechoisir entre deux propositions contradictoires ? Ou Dreyfus est coupable, oul'état-major est infâme ! Ou tu désapprouves Munich, ou tu es pour l'Europehitlérienne!...

Dansle Fameux Rouleau compresseur, Berl dit de Drieu : " Quand il est fatigué,il fait du dilemme comme d'autres font de l'albumine !" Pour Berl, ledilemme est un raisonnement souvent faux, et toujours odieux parce qued'essence totalitaire. C'est la pensée de qui renâcle à penser et voudraitentraîner l'autre dans sa défaite. Une fausse rigueur doublée d'une lâche miseen demeure.

Suggestion: armé de Berl, partir à la chasse aux fauteurs de dilemmes qui nous entourent;comme ça, pour l'hygiène, pour le plaisir.

Le Monde

 

Un grandcivilisé

Dans les Tribulations d'unpacifiste, Bernard Morlino éclaire la personnalité d'Emmanuel Berl

Le Monde

Publié le 04 mai 1990

Ilest des êtres que l'on ne connaît pas et dont la mort dépose en nous uneinfinie tristesse. Dans la nuit du 21 au 22 septembre 1976, Emmanuel Berl,lassé d'un corps qui lui fit " trop de misères ", s'éteignait. Onpeut supposer que des amis inconnus feuilletèrent alors ses livres avecl'illusion d'entendre battre le coeur de celui qui, obstinément, espéra que leshommes finiraient par comprendre " que ce qui les divise importe moins quece qui les rassemble ", et qui, par instinct ou réflexion, ne ressentit" guère de haine ", fût-ce pour des personnes dont il "désapprouvait les actes ". De ce commerce avec l'émotion et le respect,ces lecteurs ne sortirent pas moins malheureux. Mais l'éblouissementsubsistait.

Unaprès-midi, il me fut donné de le rencontrer. J'accompagnais Pierre Brive. Lesouvenir de Clemenceau unissait l'écrivain à l'homme de radio et de télévision.De la conversation, je ne retins que les fusées et les rires. Plus tard, PierreBrive m'assure que Berl était de ces hommes dont la seule présence offre unenrichissement. Il savait, comme son cousin Henri Franck disparu si tôt, que" la vérité est l'enthousiasme sans espoir ". Pourtant, il ne cessade la rechercher au point de croire, jusqu'à l'extrême de sa vieillesse, que" la vérité est Dieu ".

Déjà,Joseph Kessel, en dépit de la rupture au moment de Munich, et Jean Cocteau,l'ami de toujours, m'avaient dit dans quelle estime ils tenaient Berl, espritlibre s'il en fut, parfois contraint à une douloureuse solitude, car, s'ilcomprenait autrui, on ne le comprenait pas forcément. Voilà qu'aujourd'huiBernard Morlino éclaire plus encore cette personnalité de grand civilisé avecune biographie qui porte en sous-titre les Tribulations d'un pacifiste. Lire lavie d'Emmanuel Berl, c'est arpenter les labyrinthes de l'histoire de notresiècle quand les caps des tempêtes se multipliaient. " Eminence grise dela politique et des lettres ", juif, grand bourgeois et homme de gauche,Berl a tout connu de Bergson à Proust (ils étaient apparentés), d'Anna deNoailles à Colette, de Daniel Halévy à Céline, de Drieu à Barbusse, deSaint-John Perse à Marcel Aymé, d'Edouard Herriot à Jaurès, Blum et Mitterrand: (" les trois temps forts du socialisme français "). " Il atout connu et s'est passionné pour tout ", en journaliste opposé auxsuperficialités, ennemi des calomnies qui demeurent dans les esprits, mêmeaprès " les justifications les plus indéniables ", voué à luttercontre " le détournement des mots " jeu cynique dont les politicienssont friands. Dans les Derniers Jours comme dans Marianne (ce chef-d'oeuvre dela presse) ou dans Pavés de Paris, il fut, " la peur au ventre d'être enretard sur les événements ", l'homme des combats opiniâtres et ardents :cause européenne, immigration, égalité politique et sociale entre femmes ethommes, hostilité sans faiblesse à l'endroit des nationalismes et desbellicismes. " Il avait vu la guerre de près en 1914, écrit Morlino, etson pacifisme, ancré au plus profond, ne s'étiola jamais ". " Voussavez le français par coeur "

Ledésir de justice se manifesta en lui dès le lycée, quand, étudiant, il rameutales consciences pour défendre un enseignant " accusé d'avoir insultéJeanne d'Arc, parce qu'il avait parlé d'elle en historien et non en religieux". Quant à sa haine de la guerre, elle fit dire à Drieu : " Il neprend la plume que pour la faire crier ", et lui amena force déboires.Mais au diable les désillusions lorsqu'on a choisi de ne pas se retirer dans satour d'ivoire et de n'appartenir à aucun groupe et à aucun dogme !

BernardMorlino ne cède pas à l'hagiographie. Si Berl se trompe (il prit la défense deStaline, encore en 1938), il le montre. Mais il fait litière aussi desaccusations comme celle d'avoir participé aux discours de Pétain des 23 et 25juin 1940. La Troisième république existait encore. C'est le 10 juillet qu'ellefut assassinée. Et là Berl s'éclipsa. " Il y a un monde entre collaboreravec le gouvernement de Bordeaux et celui de Vichy ! " Au reste, les vraisrésistants ne s'y trompèrent point.

Essayiste,historien, mémorialiste, Berl, qui rêvait d'être Alexandre Dumas ("L'unique talent d'un écrivain, c'est de faire oublier le mal de dent à unlecteur ", plaisantait-il), a conçu des livres indispensables. " Voussavez le français par coeur ", s'extasiait Roger Nimier, passionné par sonoeuvre comme Malraux, Arland, Aragon, Morand ou Camus. Bernard Morlino avaitvingt ans quand il le rencontra. Pendant deux ans, il le vit presquejournellement. Son estime et son admiration pour cet homme si prompt àminimiser sa propre valeur, il nous les fait partager à chaque page. Son livreest une somme où la grâce n'est pas exclue. L'enrichissement qu'évoquait PierreBrive y est constant. Et l'objectivité telle que l'on se dit que la pensée deTagore, " si vous fermez votre porte à toutes les erreurs, la véritérestera dehors ", aurait convenu à ce cher voltairien qu'était EmmanuelBerl.

Le Monde

 

Les jeux dela mémoire

Le Monde

Publié le 22 janvier 1989

AVECson pull-over jaune, ses longs cheveux blancs et son air de ne pas se prendreau sérieux, Emmanuel Berl a offert l'autre soir, à " Océaniques ", lespectacle réjouissant d'une intelligence sur laquelle le temps semblait n'avoirpas de prise. C'est en 1971, cinq ans avant sa mort, que l'auteur de Mort de lamorale bourgeoise avait répondu aux questions de Roger Grenier. Il avait, àquelques semaines près, soixante-dix neuf ans, beaucoup d'humour, une grandemodestie et une multitude de souvenirs. Des souvenirs, ou plutôt ce que sonesprit en avait fait au fil des années, car " les souvenirs ", a-t-ildit, " ne se conservent pas, ils se transforment ". Sur ce point, ilétait en désaccord avec Proust. Ils avaient d'ailleurs failli " setabasser ", mais pour une autre raison. Proust, qui lui avait écrit denombreuses lettres, malheureusement perdues, pendant la guerre de 14,affirmait, selon Berl, que toute communication était une espèce d'imposture.Son interlocuteur soutenant le contraire, le ton, un jour, avait monté, etProust lui avait lancé ses pantoufles à la tête. Les pantoufles de Proust, toutde même, quelle aventure !

Enfant,Berl avait rencontré chez ses parents les intellectuels les plus éminents." Le niveau culturel autour de moi était écrasant ", raconte-t-ilavec simplicité. André Berthelot l'interrogeait gravement sur les batailles deGengis Khan, Bergson, qu'il continuait en 1971 d'appeler Monsieur Bergson,s'étonnait qu'à quatorze ans il n'ait pas lu la Critique du jugement, de Kant,et Clemenceau le mettait au défi de réciter à l'envers un discours deDémosthène... Plus tard il fut l'ami de Drieu la Rochelle, qui le présenta àAragon. Marié trois fois, il eut successivement pour témoins Francis Jammes,André Malraux et Sacha Guitry. Pas mal ! Il voulait être " un grand esprit", à défaut d'être un grand écrivain. Cette prétention le fait rire. Il secontente de dire qu'il a " beaucoup lu, beaucoup réfléchi ".

Ilse rappelle aussi que sa jeunesse fut marquée par la présence de la mort. Cellede son père, après une longue et douloureuse agonie. La sienne, qui lui futannoncée dans un délai de trois mois. Qu'avez-vous fait, lui demande RogerGrenier ? " La même chose que si je n'avais pas été condamné à mort", répond-il. Il est vrai qu'il se définit, reprenant une distinction deSartre dans son Flaubert, comme de " constitution passive ". N'a-t-ilpas consacré son mémoire d'études supérieures au quiétisme de Fénelon ?

Dansl'entre-deux-guerres, il fut le directeur de l'hebdomadaire Marianne avantd'écrire en 1940, par une aberration passagère, deux discours de Pétain. Cettepériode est l'objet, lundi, de la deuxième émission. Il sera intéressant desavoir comment sa mémoire reconstitue ces années-là. Le souvenir, pense-t-il,est " quelque chose qui fermente en nous comme le vin ". Le cru Berl1971 était en tout cas d'une qualité exceptionnelle. *

Claire GOLL,Clara MALRAUX, Emmanuel BERL

Par Bertrand Poirot-Delpech

Publié le 22 octobre1976 (extrait)

Berlcultive naturellement une vertu en voie de disparition, vertu autantintellectuelle que morale : il aime pardonner. Que Valéry soit antidreyfusardau nom de l'ordre, il l'oublie au nom de l'esprit. Gide est racheté de sonantisémitisme pour avoir introduit Kafka en France. Même Céline est graciéemalgré lui, au nom de ses excès, lui pour qui était juif... " quiconque neparle pas argot ".

Cetteindulgence devient déchirante quand s'y mêle une vraie admiration. Tout enadmettant avec Proust que Blum ne voit pas ce qu'il désire ne pas voir - "si sa femme était lesbienne et son fils pédéraste, il ne s'en apercevrait pas", plaisante l'auteur de la Recherche - et tout en reconnaissant avecEdgar Quinet que " les révolutions ne gagnent pas à être menées par deshommes de plume ", il s'enchante de ce que le leader du Front populaireassume sa bourgeoisie et son éloquence mallarméenne devant les ouvriers deBillancourt, qui y ont vu, pense-t-il, du respect.

DIEUsait pourtant si Berl avait des coups à rendre : les "sale juif ! "entendus au lycée, l'échec amoureux raconté dans Sylvia, le demi-succès de sacarrière littéraire. Mais la méchanceté est la revanche des imbéciles. "On ne bâtit pas sur la rancune ", dit-il lui-même. Il aurait pu ajouter :ni sur la modestie. Avec une franchise inouïe chez les écrivains, il avouequ'il trouve difficilement ses mots et qu'il écrit " pour mettre del'ordre dans ses idées ". Il claque des dents de timidité devantD'Annunzio et autres cabots de moindre importance.

Contrairementà Malraux, qui lui en fait la remarque et en déduit ses " mauvais rapportsà la politique ", Berl ne désire pas " devenir ministre ". Àl'inverse de son ami, il refuse de croire aux personnes, fût-ce de Gaulle. Lemot " foi " est absent de son vocabulaire, comme de l'hébreu. S'il asoufflé à Pétain son " je hais les mensonges ", c'est comme ondépanne un vieux chauffard dans l'embarras. Il ne s'est jamais reconnu demaître, comme Maurois a sacré Alain ou Valéry, Mallarmé. Même Bergson, qu'ilaime en ami de la famille, son Évolution créatrice lui paraît relever ducalembour. Ses patrons s'appellent, selon l'heure et les problèmes, Fénelon,Voltaire ou Gœthe, tous ennemis du prêche. Mécréant social, sans totem nitabou, espèce d'agrégat bouddhiste, mais incapable de se donner en exemple nien spectacle.

Sacrainte d'hypothéquer sa liberté et celle des autres va jusqu'au refus del'engagement public, qui risque d'influencer plus faible que soi et vous exposeà en profiter, ou à trahir. Il regrette que les Français assènent leursconvictions au lieu de les réduire à un point de vue personnel comme lesAnglais avec leur manie du " I think ". Avec Berl, scrupule et bontéredeviennent signes d'intelligence, et la tolérance est gagée sur la précaritéde tout. Car tout, ici bas, est relatif : notre agnostique en a été convaincudès l'enfance par l'agonie de son père, mort après trois ans de cris.

Cesceptique sans ambition - Montherlant disait d'eux qu'ils sont les " seulsêtres innocents sur terre ", - cet enfant ébloui comme celui de la Rondede nuit de Rembrandt, ce hippy nourri des Lumières, qui sait s'il n'incarnepas, sous ses airs passéistes qui seraient sa suprême politesse, la seule chancede survie du vieil héritage, l'avenir de l'esprit !

Bertrand Poirot-Delpech

Ungrand esprit

Onapprend la mort, survenue à l'hôpital Saint-Joseph à Paris, dans la nuit dumardi 21 au mercredi 22 septembre, de l'homme de lettres et journaliste EmmanuelBerl. Il était âgé de quatre-vingt-quatre ans.

Par ROGER GRENIER.

Publiéle 23 septembre 1976

Commeon lui demandait, enfant, ce qu'il voulait devenir, Emmanuel Berl répondit :" Un grand esprit. " Pas un grand savant, ou un grand écrivain, ou ungrand homme politique. Un grand esprit, finalement, c'est quelqu'un qui n'estrien dans la société, un amateur, presque un raté. Et Berl, qui ne fut pas loind'être un grand esprit, en tout cas une des plus vives intelligences de sontemps, eut très tôt conscience d'être, comme le dit Sartre, " l'idiot dela famille ".

Lesadultes prestigieux qui entouraient l'enfant semblaient prendre un malinplaisir à lui démontrer son ignorance. Berthelot lui demandait s'il connaissaitles plans de bataille de Gengis Khan. Clemenceau voulait qu'il récite undiscours de Démosthène à l'envers. Bergson, dont il était un peu parent,relisait ses devoirs de philosophie.

Ilétait né en 1892, au Vésinet, dans une de ces familles françaises qui, à lafois, restent juives et ne le sont plus. Sa famille maternelle, les Lange,n'avait qu'un culte, celui de l'Université, culte qui se confondaitcurieusement avec une religion des morts. Un oncle d'Emmanuel Berl meurt àvingt-trois ans, élève de Normale supérieure. Et son cousin, Henri Franck,jeune génie, poète et ami de la comtesse de Noailles, meurt lui aussinormalien, lui aussi à vingt-trois ans. Atteint comme eux de tuberculose,Emmanuel tourne le dos à Normale et à l'agrégation, en qui il voit les portesde la mort.

Livreset journaux

Ilserait plus facile de dresser la liste de ceux qu'il n'a pas connus que lecontraire. Il est l'intime de Georges Brandès, ce beau-frère de Gauguin à quiNietzsche écrivait : " C'est toi qui m'as découvert. " En 1920, ilest le premier Français à suivre le cours de Husserl, à Fribourg-en-Brisgau.Quand il est dans les tranchées, Proust lui écrit une lettre de soixante-cinqpages sur l'amitié, presque un livre, lettre qui sera enterrée par la chuted'un obus. Plus tard, il s'opposera à Proust, dans une querelle sur l'essencede l'amour et de l'amitié, et Proust lui lancera ses pantoufles à la tête. Ilest le meilleur ami de Drieu La Rochelle et de Malraux, jusqu'à et quel'antisémitisme le sépare de l'un et de Gaulle de l'autre. Assidu, sous laTroisième, de la salle des Quatre-Colonnes de la Chambre des députés, ilconnaît intimement le personnel de la République, Herriot surtout, mais aussiBlum, Caillaux, de Monzie.

Cemonde, il l'a peint dans ses livres : Sylvia, Rachel et autres grâces, Présencedes morts, À contre-temps, tout en se défendant de jamais écrire uneautobiographie, car il ne croyait pas à la mémoire. Cousin de Bergson, il neput pourtant jamais admettre la continuité du temps, ni même l'unité de lapersonnalité. Il se sentait multiple. Le Berl qui aimait les fleurs n'était pascelui qui discutait sept heure: de suite avec Malraux ; le journaliste n'étaitpas l'ami de la très préraphaélite Mary Duclaux; l'amoureux de Sylvia et detant de femmes ignorait l'érudi féru de biologie.

EmmanuelBerl ne se soucia jamais d'être un artiste, et de faire œuvre de romancier. Etsi Sylvia apparaît au lecteur comme une très belle histoire d'amour, c'est sansdoute malgré lui. Sylvia est une sorte d'enquête sur les apparitions et lesdisparitions d'une femme que l'auteur croit aimer et, somme toute, sur la partde grâce qui est donnée et refusée à chacun. L'image de Sylvia est proche decelle qu'il s'est toujours faite de Dieu : une absence.

Ilfut pendant un temps un grand journaliste. Rédacteur en chef de Monde, avecBarbusse ; fondateur des Derniers Jours, avec Drieu La Rochelle, dont lepremier article eut pour titre : " Tout est foutu " ; collaborateurde la République ; unique rédacteur du Pavé de Paris. Et, surtout, de 1932 à1937, rédacteur en chef de Marianne, le grand hebdomadaire de gauche fondé parGaston Gallimard pour s'opposer aux deux trop célèbres périodiques d'extrêmedroite. Candide et Gringoire.

Lepacifiste

Berlétait d'une génération dont l'enfance s'est déroulée dans les passions del'affaire Dreyfus et qui n'a cessé de s'intéresser à la politique. Sa penteconstante a été le pacifisme. En 1914, dans les tranchées, il a souffert desmensonges de l'arrière, de ceux qui écrivaient que Beethoven était Belge, du" Tant que vous voudrez, mon général " de Claudel, et de Bergsonexpliquant que l'Allemagne, " c'était du mécanique plaqué sur du vivant".

Devoir tant d'hommes éminents, qu'il connaissait, se comporter ainsi, lui donnal'idée que la bourgeoisie avait péché contre l'esprit et devait être condamnée.D'où ses livres : Mort de la pensée bourgeoise, Mort de la morale bourgeoise,le Bourgeois et l'amour, Frère bourgeois, mourez-vous ?

Cepacifisme qui, au cours du siècle, fut plus souvent considéré comme unetrahison que comme un noble sentiment, et une intelligence aigüe se plaisant auparadoxe, le firent le plus souvent penser " à contretemps ". Il futpour Munich et, en juin 1940, à Bordeaux on l'appela pour rédiger les deuxièmeet troisième discours du maréchal Pétain, comme il l'a raconté dans la Fin dela Troisième République. Il les écrivit, dit-il avec sur sa table, le texte del'appel du 18 juin du général de Gaulle, en essayant d'harmoniser les deuxpensées. Berl inventa ainsi le slogan célèbre : " La terre ne ment pas." Et si on le poussait dans ses derniers retranchements, à propos de cettecurieuse affaire, il finissait par dire : " Je n'arrive pas encore à discernerl'intérêt que pouvait avoir la France à ce que les discours du vieillard qui lareprésentait fussent maladroitement rédigés. "

Àcontretemps aussi, il s'insurgeait contre le culte de l'histoire, bien qu'ilait écrit lui-même une Histoire de l'Europe.

L'intelligence

Dansses derniers livres, le Virage, À venir, Berl dépassait la politique pourchercher une nouvelle définition des valeurs. Il pensait que, sur les ruines denotre civilisation, naîtrait l'espoir d'une vie nouvelle. C'est à ces signesqu'il se montre encore attentif dans un charmant petit texte, son dernier,Regain au pays d'Auge, racontant la rencontre de la jeunesse dans une ferme, àla suite d'un accident d'auto sans gravité.

Depuislongtemps, Emmanuel Berl habitait le Palais-Royal, avec la chanteuse Mireille,sa troisième femme, en voisin et ami de Colette et de Cocteau.

Endépit de son esprit si mobile, il se prenait pour un quiétiste et-avait finipar ressembler physiquement à Fénelon, qu'il aimait tant, ou tout au moins auportrait qu'en fait Saint-Simon : " Un grand homme maigre, bien fait,pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme untorrent. "

Cethomme qui était tout intelligence et qui tenait aux idées encore plus qu'auxpersonnes survivra peut-être, par un dernier paradoxe, pour les sentiments,l'amour, la nostalgie, qu'il a mis comme malgré lui dans Sylvia ou dans Rachelet autres grâces.

ROGER GRENIER.

 

 

 

L'OPPOSITIONET L'ÉLYSÉE

Par EMMANUEL BERL (*)

Publié le 22 juin 1976

LE président de la République pose sanscesse la question des rapports entre le gouvernement et l'opposition, il seréfère aux pays étrangers pour s'étonner des duretés de MM. Mitterrand etMarchais envers lui. Cela finit par causer en moi une certaine irritation. Jene peux croire que M. Giscard d'Estaing ignore la différence entre la manièredont le pouvoir traite l'opposition en France et la façon dont elle est traitéedans les pays voisins.

En Angleterre, le chef del'opposition est considéré comme un personnage important de l'État, il est payépar le souverain tout comme le premier ministre. Il est le premier ministre dedemain et son concurrent en exercice se regarde lui-même comme le chef del'opposition d'hier. Aux États-Unis, républicains et démocrates ne doutent pasqu'ils alterneront au pouvoir. Si les démocrates ne l'emportent pas ennovembre, chacun pense qu'ils l'emporteraient quatre ans plus tard. EnAllemagne aussi l'alternance est posée en principe.

On ne peut vraiment pas dire qu'ellel'ait été chez nous par la Ve République. Il a tout le temps été acquis que,pour le pouvoir, la victoire de l'opposition signifiait le chaos, la ruine, lemalheur. M. Chirac dit à M. Marchais qu'il n'est pas " crédible ",c'est-à-dire plus simplement qu'il le considère comme un menteur. Peut-on alorss'étonner que ledit M. Marchais n'éprouve pas un besoin impérieux de déjeuner àl'hôtel Matignon ?

Quand le président de la Républiquerépète sans cesse à M. Mitterrand : Vous représentez une société différente dela nôtre, une société dont je ne veux à aucun prix ", il a beau insistersur sa volonté de changement, l'élu de la majorité a quand même signifiéd'abord la continuité des structures françaises pour les électeurs qui luidonnaient leurs voix.

Je trouve même beaucoup de patience,de politesse et de bonne volonté chez M. Mitterrand pour ne pas releverdavantage des erreurs aussi flagrantes et des propos si ambigus. C'est sansdoute que M. Mitterrand est un homme heureux chez qui le désir de polémiquer neprend jamais beaucoup de force. Je comprends cette satisfaction que cache samodestie, mais que l'histoire me rappelle. J'ai connu Léon Blum : depuis 1920,il n'a pas cessé de souffrir de la scission de Tours, comme un mutilé du membrequi lui manque et qu'on lui a coupé. Jaurès lui avait fait promettre demaintenir l'unité du parti. Le souvenir de Jaurès n'était jamais absent de sapensée et le fait de n'avoir pu tenir sa promesse envers lui rendait Léon Blumprofondément malheureux.

La tentative de conciliation en 1936porta tout de suite ses fruits amers. Les communistes pratiquèrent ladiscipline du Front populaire sans se rapprocher d'un pouce des socialistes,qu'ils avaient abandonnés. La rivalité des deux partis n'a ensuite fait quecroître sous la direction de Guy Mollet.

M. Mitterrand peut regarder lesphotographies de Léon Blum et de Jaurès et se dire : " Je suis parvenu àrapprocher ce que Jaurès n'admettait pas qui pût être rompu et ce que Blumn'était point parvenu à raccommoder. " Tous deux lui sauraientprofondément gré de faire cesser la division des travailleurs, qui s'estrévélée tellement funeste aux organisations syndicales. Je peux témoigner quecelles-ci suscitaient plus d'espoir en 1912 qu'elles ne font aujourd'hui.

Mon professeur de philosophie, quin'était même pas socialiste, pensait que les syndicats étaient le vivier où serécolteraient les élites futures. Il m'en avertissait, et Léon Blum m'aplusieurs fois exprimé sa tristesse devant le spectacle des rivalités et desantagonismes à l'intérieur des usines et de toutes les organisations ouvrières.C'était même la conséquence de la scission qui lui causait le plus de chagrin.On ne peut pas penser à M. Mitterrand sans tenir compte de la victoireremportée par lui dans un domaine que ses devanciers les plus glorieux avaient enseignéà regarder comme essentiel. Il a le droit de se regarder comme le dignesuccesseur de Jaurès, et peut-être ce sentiment n'est-il pas moins flatteurpour lui que les 49 % de suffrages qu'il a rassemblés aux dernières électionsprésidentielles et que l'espoir légitime qu'il est en droit de nourrir pour lesélections prochaines.

De là, je pense, cette sérénité,cette tendance à l'ironie, ce calme qui caractérisent le chef de l'opposition.Il mérite cette maîtrise de soi que donnent non seulement l'âge etl'expérience, mais surtout l'habitude et le goût des idées générales et desauteurs graves. Plus âgé que lui de quelque vingt ans, j'éprouve naturellementquelque peine à suivre M. Giscard d'Estaing quand il lui reproche de n'êtreplus assez jeune. À mon âge, on aime la jeunesse plus qu'on ne le faisait quandon en était moins éloigné, mais il me semble que celle de M. Mitterrand estrestée intacte et que la plupart des jeunes que je peux rencontrer le sententaussi proche d'eux que ses cadets de l'Élysée et de l'hôtel Matignon.


(*) Écrivain et journaliste.

EMMANUEL BERL (*)

 

TÉMOIGNAGED'EMMANUEL BERL Une fée bienfaisante

Le Monde

Publié le 25 janvier 1973

J'AIeu pour Colette beaucoup d'admiration et beaucoup de tendresse. Elle disaitavoir reçu de moi des lettres d'amour ; elle a eu pour moi de la bienveillanceet de la bonté.

Quelquechose néanmoins regimbe en moi quand on me dit votre amie en parlant deColette. L'amitié implique, il me semble, une certaine égalité qui ne pouvaitpas être entre elle et moi. Non seulement à cause de la différence d'âge, dutalent et de la célébrité mais parce que Colette était réellement d'une espècedifférente de moi, des autres. A un stade plus avancé de l'évolution.

Ellevoyait, entendait, goûtait mieux que nous. Quand ses regards se posaient surune fleur, sur un paysage, sur la mer, ils y laissaient une trace que jem'imaginais percevoir, et qui les changeait. Elle méditait ses sensations commeun chien les odeurs qu'il détecte. Et son esprit était toujours en travail afinde trouver les mots qui leur répondent. Je me la rappelle méditant ainsi devantun pan de mur et finissant par dire : " C'est blanc foncé. "

Onne pouvait prévoir ce qui allait lui déplaire ou la charmer.

Personnen'était plus modeste. Elle répétait constamment que, si elle avait été riche,elle n'aurait pas écrit. Et personne toutefois n'avait une conscience plusjuste de ce qu'elle était. Quand j'entrepris le journal Marianne, je l'invitaià déjeuner pour lui demander sa collaboration ; je lui dis : " Après tout,vous êtes le meilleur écrivain français. " Tranquillement, elle merépondit : " C'est probable. "

Elleestimait toutefois que le dernier des poètes passait avant le premier desprosateurs, parlait de Francis James avec humilité, et respectait l'ambition,sinon la réussite, des poètes qui n'ont pas touché la cible qu'ils visaient.

"Il faut, croyait-elle, un peu de bêtise pour faire un romancier. Il faut qu'ilcroie à ses personnages ; ce qui, bien sûr, ne se justifie pas. "

Elles'apercevait tout de suite que vous étiez fatigué, ou triste, ou affamé ; ellem'a nourri, à la Treille-Muscate, quand je croyais n'en avoir nul besoin.

Assez! Elle, Anna de Noailles, Mary Duclaux, ont été pour moi des féesbienfaisantes. Je ne me jucherai pas sur le cercueil de Colette pour prendredes poses avantageuses. Elle aimait le silence, et sa mémoire doit inspirer -d'abord - le respect.

Le Monde

 

EmmanuelBerl et l'écologie LES MAUVAIS DRAPS

Ce texte d'Emmanuel Berl est extraitd'un livre à paraître le 20 juin, " le Virage " (chez Gallimard), oùl'essayiste de " Mort de la morale bourgeoise " et d' " Histoirede l'Europe " traite des problèmes de la pollution et de l'environnement,qui font l'objet de notre anthologie des pages 18 et 19.

Par EMMANUEL BERL Extrait de "le Virage ", (À paraître le 20 juin.)

Publié le 16 juin 1972

ILn'est pas besoin d'être prophète, non plus que poète ou philosophe génial, pourconstater que l'espèce humaine se trouve dans de mauvais draps. Qu'elle devientà la fois trop nombreuse et trop salissante. Vue de haut, l'humanité doit fairel'effet d'une éruption épidermique. Un eczéma. Et les esprits des autresplanètes doivent attendre que la Terre se gratte de l'homme. Il déchire avectrop de furieuse sottise les pactes millénaires qu'il avait conclus avec elle.Il abat trop d'arbres, consomme trop d'oxygène, dilapide trop de métaux,propage trop de déserts, bâtit des villes trop laides, souille trop les eaux.Le vieil océan voudra défendre son plancton.

Cettecivilisation cesse d'être tolérable pour l'homme lui-même et pour sa biosphère.

Ila déclaré la guerre à la nature, il la cessera ou la perdra. Elle luipréexistait, elle lui survivra, elle peut se passer de lui, et il ne peut sepasser d'elle.

Nousavons peine à nous en rendre compte, et ne le croyons qu'à demi, quand notreraison nous le démontre.

C'estque nous gardons l'habitude de distinguer entre notre espèce et noscivilisations. On n'avait pas attendu Valéry pour comprendre qu'elles étaientmortelles. L'archéologie, à présent, les exhume par douzaines. Mais lespyramides et les temples d'Égypte, et, au contraire, l'effacement de Troie,suffisaient à prouver que de grandes cultures avaient fleuri et disparu.

Dumoins n'avaient-elles pas engagé l'espèce. Les empires croulaient, l'humanitén'était pas affectée par leurs effondrements, Elle restait divisée en ensemblesdistincts et évitait ainsi de mettre tous ses œufs dans le même panier. Lemalheur des uns était inconnu des autres, on pouvait même se flatter qu'il leurprofitait. On n'imaginait pas que le tremblement de terre de Lisbonne pût sepropager en Scanie, non plus que la peste de Florence au Tibet. La géographieet l'histoire concouraient à rassurer : les grandes découvertes prouvaient quele Nouveau Monde vivait sa vie, pendant que l'Ancien vivait la sienne. Et laruine de l'Empire romain n'avait pas été ressentie par les Indes. Elle avaitmême été propice, non seulement aux Germains, mais à l'Égypte, à Byzance, commecelle de Byzance devait être propice à l'Islam.

Comprenantque les civilisations sont mortelles, on pouvait oublier que les espèces lesont aussi, et la nôtre comme les autres.

Notretechnologie a rêvé d'un monde où l'homme serait de plus en plus séparé de lanature, exempt de ses intempéries. Dans un environnement de béton où les seulsanimaux dont il accepte la présence seraient les animaux domestiques : où aucunbœuf, aucun mouton ne brouterait plus aucun pré ; où les pylônes seraient plusnombreux que les arbres ; où la lumière serait dispensée par les centralesélectriques plutôt que par le soleil ; où la différence entre l'espèce humaineet les espèces animales ne cesserait de grandir.

Cerêve-cauchemar prend fin au moment même où les progrès de la biologie s'avèrentdécisifs. La pollution de l'air et de l'eau, la multiplication des névroses etdes délinquances, nous avertissent que l'espèce court à sa perte si elle ne seconnaît plus comme un morceau de la nature. Là gît la source la plus profondedes révoltes contre nos sociétés " de consommation ". Il nous faut,sous peine de folie, et sans doute sous peine de mort, réintégrer l'homme à lanature, renouer les amitiés rompues avec les plantes et avec les bêtes. Nousvoyons bien que nos autoroutes ruinent nos forêts et nous savons bien qu'auxdéboisements répondent les déserts.

Leslongues amitiés que l'homme, au cours de millénaires, avait appris à nouer avecson environnement, avec les eaux, les bois, les plantes, les bêtes, domestiquesou sauvages, avaient été organisées par la révolution néolithique ; elles ontété rompues par la révolution industrielle, qui prétend subjuguer les végétauxpar la chimie et remplacer les animaux par les moteurs, et qui a toujours eul'espoir de nourrir les hommes par la technologie, l'agriculture faisant partiede la préhistoire.

Nousnous apercevons aujourd'hui que, si cette rupture devait être consommée, laTerre ne serait plus habitable pour les hommes. On doit même douter qu'elle lereste pour les machines, nos moteurs consommant de l'oxygène et n'en produisantpas.

L'écologietend à combler le fossé que l'industrie a creusé entre l'homme et les animaux.Elle découvre que les abeilles communiquent entre elles, que les choucasobéissent non seulement à des nécessités, mais aussi à des lois qui président àleurs relations, qu'ils se soumettent à des hiérarchies implacables ; que lesjars se lient entre eux par des rites dont la puissance les domine ; et que,inversement, le réflexe conditionné vaut pour les hommes tout comme pour leschiens.

L'effortpour rapprocher l'homme de la nature répond à celui que développe latechnologie pour s'en émanciper. Effort dont on trouve partout les signes maisque les communes californiennes consentent avec une particulière vigueur. Ellesconfirment la sentiment que ces communes - ébauches des monastères futurs, -qui par tant de signes paraissent condamnées à l'échec, n'en indiquent pasmoins les buts et les méthodes que devront choisir celles qui leur succéderontet seront, elles, promises au succès. Elles ont compris qu'il est puéril decontester une société dont on veut conserver les avantages et consommer lesfruits. Elles errent sans doute et tâtonnent, mais dans le sens,vraisemblablement, des inéluctables mutations. Si elles semblent aux autres etse sentent désaxées par rapport à la ligne où nos sociétés progressent, c'estpour être en avance sur elles. Leurs erreurs mêmes vont dans le sens où noussommes tous, fût-ce malgré nous, poussés. Leurs revendications érotiques nesont pas exemptes de gaucherie ; elles répondent cependant à la nécessitéd'abolir quelques-uns des tabous sexuels dont la psychanalyse avertissait, désavant la première conflagration mondiale, qu'ils impliquaient un excèsdangereux d'agressivité : leurs toxicomanies, qui se révèlent parfois biennavrantes, anticipent sur une chimiothérapie qui s'impose chaque jour davantageà ceux mêmes qui les réprouvent. Nous savons de moins en moins clairement oùfinit la médication et où commence l'intoxication. La limite, ici, est sansdoute l'excès ; mais avec l'excès, la plupart des aliments deviennent despoisons, non seulement l'alcool, le café, le tabac, mais le chocolat, le sangde bœuf et l'aspirine. Les communes californiennes n'ont pas inventé l'héroïne,le haschisch, l'amphétamine, elles montrent seulement la nécessité de nous enméfier, plus que nous ne faisions.

D'oreset déjà, ce qu'elles contestent ne peut plus guère être soutenu, ni ce qu'ellesrefusent être accepté. La sagesse veut qu'on le discerne, et non pas qu'on ledénie. Elle nous avertit que la mutation est aujourd'hui le vrai nom de laRévolution, laquelle suppose à tort qu'on puisse garder les mêmes objectifs enchangeant les slogans et les chefs. Il ne s'agit pas pour nous d'accélérer lerythme de production de la General Motors, mais d'empêcher les automobilesd'empoisonner et d'encombrer ceux qu'elles n'écrasent pas. Il s'agit deréconcilier la vie avec la vie et l'homme avec la nature et avec l'homme. Delui reconquérir sa fidélité à la Terre, de juger et de parler juste, au lieud'opposer à la vérité des choses l'efficacité du discours ; de tourner le dos ànos métaphysiques mortes et d'ouvrir nos oreilles aux leçons de la biologiedont la première est sans doute qu'il n'y a ni je ni il, mais des ensembles etdes convergences de " nous " enchevêtrés. Là se combinent lespostulations contradictoires du même et de l'autre, de la répétition et de ladifférence. Là se réconcilient les exigences antinomiques de l'être et dunon-être, de l'immanence et de la transcendance, comme le double besoin de conserverce qui existe et d'accueillir ce qui survient.

EMMANUEL BERL Extrait de " le Virage ", (Àparaître le 20 juin.)

 

 

Entretienavec Emmanuel Berl " J'ai toujours refusé l'idolâtrie "

Par JEAN-LOUIS RAMBURES.

Publié le 08 novembre 1969

" JE n'ai jamais eu de chance,dit-il, dans mes rapports avec les idées. Parce que je contestais devant lui lanotion d' " incommunicabilité ", Marcel Proust m'a jeté sespantoufles au visage. Merleau-Ponty m'a accusé de n'avoir pas de moralité,parce que j'avais écrit que je ne me croyais pas responsable de la famine despetits Chinois et de l'assassinat d'Henri IV. Pacifiste à l'époque où la modeétait au nationalisme, je me suis fait reprocher plus tard d'avoir été "munichois ", c'est-à-dire pour la paix, par ceux-là mêmes qui se disaientralliés au pacifisme. Ce sont les multiples tribulations dues au fait que jen'ai jamais pensé comme tout le monde que j'ai voulu raconter dans Àcontretemps. J'aurais pu appeler ce livre " Juliette ou les malheurs de mavertu ".

Emmanuel Berl est un personnagecontradictoire. D'origine juive, il déclare : " J'ai plus souffert del'existentialisme que de l'occupation. " Homme de gauche, il avoue avoirété attiré par le socialisme, parce qu'il espérait que celui-ci freinerait leprogrès.

" Mon malheur est d'être né àl'apogée de l'époque industrielle, qui implique que tout va forcément de mieuxen mieux. Dînant, un soir, en compagnie du Père Teilhard de Chardin, j'ai diten plaisantant à ma voisine : " Si je comprends bien les évolutionlistes,Teilhard, c'est mieux que saint Jean. " Elle a acquiescé et le pèreTeilhard lui-même ne m'a pas contredit.

" Depuis Hiroshima, oncommence, il est vrai, i se rendre compte des menaces mortelles que le progrèsfait peser sur nous. L'existentialisme qui voulait imposer l'Homme, avec ungrand H, par des méthodes de terreur a fait place au structuralisme, aveclequel, pour la première fois, je me sens assez en accord, parce qu'il supposeun minimum de modestie. Pourtant, il y a quelque temps encore, au coursd'émissions radiophoniques organisées par Jean Rostand, j'ai demandé à uncertain nombre de savants s'ils se sentaient télécommandés dans leursrecherches. Ils n'ont même pas compris ma question.

La révolte contre Bergson

- On retrouve le mot " mort" dans le titre de plusieurs de vos livres : Mort de la pensée bourgeoise,Mort de la morale bourgeoise, Présence des morts, etc. - La mort est le premierproblème auquel je me suis heurté. À quinze ans, j'ai assisté à l'agonie de monpère. Ma mère est morte lorsque j'avais dix-huit ans. Mon enfance s'estdéroulée au milieu des photos représentant les gens de ma famille sur leur litde mort. Le nom même que je porte est celui de mon oncle Emmanuel Lange, quiétait à Normale et mourut peu avant ma naissance. Mon cousin Henri Frank, quilui ressemblait comme deux gouttes d'eau, est mort au même âge et dans lesmêmes conditions. Lorsqu'on a voulu que je rentre aussi à Normale, j'ai refusécatégoriquement. Je n'avais pas envie d'être tuberculeux à vingt et un ans etde mourir à vingt-trois ans.

" Cette expérience précoce dela mort est à l'origine de ma première révolte contre le bergsonisme alors à lamode. Déjà, je n'avais pas été convaincu par les idées de Bergson sur la durée,lorsque je suis tombé, dans l'Evolution créatrice, sur la petite phrase qui m'afait bondir : " L'humanité solidement assise sur le règne animal, lui-mêmeassis sur le règne végétal, est capable dans sa course de franchir bien desobstacles, peut-être même la mort. "

Non, la mort n'est pas un "obstacle " à sauter gaillardement. Elle n'est pas davantage " ceruisseau peu profond, tant décrié ", dont parle Mallarmé. C'est trèsprofond. On s'y noie. C'est ainsi que j'en suis venu, très tôt, à la convictionque si la personne meurt, c'est qu'elle n'existe pas.

- Comment est née votre vocationd'écrivain ?

- Je ne me suis jamais considérécomme écrivain, journaliste ou historien. J'essaie seulement de mettre del'ordre dans mes idées, de résoudre mes petits problèmes. Mon premier livre, en1920, Recherches sur la nature des sentiments, personne ne l'a lu. J'ysoutenais l'idée, fort simple, que, de même qu'il n'y aurait pas de Polonaiss'il n'y avait pas de Pologne, il n'y aurait pas de sentiments s'il n'y avaitpas de réalité dans leur objet. Il m'était d'autant plus aisé d'admettre lanotion de " communication " que je ne croyais pas à la personne. J'aiécrit, de même, Mort de la pensée bourgeoise, en 1925, parce que je n'avais paspardonné à la bourgeoisie française d'avoir prolongé inutilement la guerre.

" C'est un concours decirconstances qui m'a amené au journalisme avec Barbusse, puis avec Drieu LaRochelle. Cela répondait du reste également au besoin de savoir où j'en suis.J'ai commencé l'Histoire de l'Europe pour comprendre pourquoi tout allait simal vers 1930, et je me suis arrêté à la Révolution parce que j'ai compris qu'àpartir de la révolution industrielle l'Europe est foutue. Pour la Fin de laIIIe République, on m'a un peu forcé la main, sous prétexte que j'avais assistéde près aux événements.

- Vous avez également écrit unNasser tel qu'on le loue.

- Un titre malheureux, je l'avoue.C'était pour répondre à d'Astier et aux gauchistes pro-nassériens, après laguerre de six jours, et leur expliquer qu'on ne peut être antisioniste sansêtre en même temps antisémite. Lorsqu'on a vu, comme moi, Céline se moquer deson père qui, disait-il, poussait la bêtise jusqu'à se plaindre : " Si jene vends plus rien passage Choiseul, c'est la faute aux juifs et aux jésuites", et deux ans après ce même Céline écrire Bagatelles pour un massacre, oncomprend que les juifs aient droit à un refuge contre les éruptions chroniquesd'antisémitisme.

- Vous croyez en Dieu et niezl'immortalité. N'y a-t-il pas là une contradiction ?

- Au contraire. Pourquoi poserl'être deux fois ? L'athéisme lui-même postule Dieu. Je me refuse, en revanche,à donner à celui-ci des noms de mauvais goût, tels que " point oméga", ou à faire, comme Lorenz, de la sélection et de la mutation unéquivalent du couple Isis-Osiris. J'ai toujours refusé de me convertir àl'idolâtrie. Mais n'est-ce pas là l'essence même du judaïsme ? Mes démêlés avecles idées ont été finalement des refus réitérés de sacrifices aux idoles quelque soit leur nom du moment : évolutionnisme on structuralisme. "


(1) Gallimard, 215 p., 15 F.

(2) Europe et Asie, Gallimard,Idées, 374 p., 6 F.

JEAN-LOUIS RAMBURES.

 

L'AGONIED'UN ÉTÉ " La Fin de la IIIe République ", d'Emmanuel Berl

Par PIERRE SORLIN.

Publié le 15 juin 1968

LE10 juillet 1940 est-il bien l'une de ces journées qui ont " fait " laFrance ? On a du mal à le croire, et l'on comprend qu'Emmanuel Berl aitsurmonté bien des hésitations avant d'achever le livre qu'il consacre àl'agonie de l’IIIe République.

Acteurdiscret, observateur bien placé, l'auteur sait qu'il a été mêlé de trop prèsaux événements pour en parler avec une parfaite sérénité ; il se sentprofondément engagé et il avoue qu'il lui est difficile de retrouver, au-delàdes commentaires et des gloses de cent témoins intéressés, ce que futréellement l'atmosphère de cet été tragique.

Illui a même été impossible de composer une " histoire " de 1940,c'est-à-dire de raconter la campagne de France en employant la méthode critiquequi lui avait si bien réussi pour la bataille de Poitiers ; au lieu d'assemblerdes fiches bout à bout, il a laissé jaillir ses impressions, qui lui servent defil conducteur, et il ne cache pas la souffrance qu'il éprouve à se souvenir.Du moins ne voile-t-il rien. Non sans hésitations, il livre ce qu'il a vu etentendu ; il sait que telles phrases, tels gestes, qui avaient un sens à unmoment donné, risquent maintenant d'être mal compris : pourtant, il ne retientrien, il livre des propos qu'on ne manquera pas de lui reprocher.

Deremarquables portraits

Àchacun, il entend rendre son dû et, lentement, il campe de remarquablesportraits des protagonistes. Mais sa volonté d'impartialité ne provient-ellepas d'un certain mépris ? Qu'il s'agisse de Reynaud, Weygand, Laval, lesresponsables français lui ont semblé trop moyens pour mériter autre chosequ'une balance équilibrée entre le pour et le contre.

Lavalet Reynaud finissent par se ressembler. Quoi de commun pourtant entrel'Auvergnat qui ne s'arrache pas à ses origines terriennes et le brillantavocat auquel sont promis les succès mondains ? Ceci, dit Emmanuel Berl, qu'ilssont également certains d'avoir raison, qu'ils n'admettent pas que la solutionà laquelle ils se sont ralliés ne soit pas la bonne puisque ils l'ont retenue ;leurs destinées convergent en un seul système de pensée dont on a vite fait letour.

SeulPétain...

Quelquesfigures moins réduites, un Mandel, un de Gaulle, sont évoquées ici ou là ;cependant l'auteur passe vite ; à ses yeux, un seul homme semble avoir pesé demanière constante sur les événements : c'est Pétain lui-même. À aucun moment,Emmanuel Berl ne pose carrément une telle affirmation, non par peur de choquer-il ignore une telle crainte, - mais parce que ce jugement implicite ne lui estpas apparu nettement. Au départ, il a voulu placer Pétain dans le lot commun,puis, sans que l'auteur y ait pris garde, le maréchal est sorti du cadre. Enface de Reynaud, de Mandel, qui font à peu près le contraire de ce qu'ilsdésirent, en face de Laval, qui rêve d'être un Talleyrand numéro deux, Pétainseul sait ce qu'il veut et suit une ligne de conduite nettement définie : ilvise le pouvoir, il l'atteindra.

EmmanuelBerl s'inscrit en faux contre la légende du vieillard amoindri qui suit lesinspirations de son dernier interlocuteur. Pour ne mécontenter personne, lemaréchal approuve, sans s'engager, les suggestions qui lui sont apportées ; ildonne l'impression de céder au moindre vent, mais il sait agir au momentopportun. Le 13 juin, alors que la confusion est extrême au conseil desministres, alors que Weygand et Reynaud défendent des solutionscontradictoires, Pétain, intervenant à l'improviste, pose tout haut lesquestions que personne n'osait aborder franchement : le gouvernement doit-ilrester ou partir ? Du coup, le maréchal supplante le président du conseil et legénéralissime, dont la querelle paraît bien dépassée ; trois jours après, ilest à la tête du gouvernement.

Agit-ilsous l'influence de Laval dont chacun remarque le zèle et les incessantesdémarches ? Emmanuel Berl n'a pas de peine à montrer combien l'idée d'uncomplot Pétain-Laval est absurde. Le maréchal n'a aucune envie de frayer lavoie à un politicien qu'il méprise ; mieux : sans se compromettre, Pétain saitprofiter des intrigues de Laval avant de l'écarter. Dès la fin du mois de juin,Pétain est le maître ; il lui manque seulement une consécration légale qu'il nes'abaisserait pas à exiger d'un Parlement déconsidéré. Laval prend sur lui defaire adopter la révision constitutionnelle, s'affaire, se multiplie, emporteun vote dont le maréchal ne lui sait aucun gré.

Lestémoins avertis n'avaient pas de doute à ce sujet durant l'été 1940. Lessouvenirs de l'auteur sont ici particulièrement nets ; ami personnel deBouthillier, il fut mêlé aux cercles gouvernementaux ; il participa à larédaction de certains des messages de Pétain et il avoue qu'on lui doit desformules demeurées célèbres : " Je hais les mensonges qui vous ont faittant de mal ", " La terre, elle, ne ment pas ". En livrant cesdétails, Emmanuel Berl ne cherche évidemment pas à prendre rang parmi lesauteurs de mots historiques ; il révèle simplement quelques traitssymptomatiques : juif et antifasciste, il a trouvé naturel de collaborer avecles ministres de Pétain; spontanément, il a découvert des termes que lemaréchal pouvait s'approprier, tant il est vrai que le retour à la terre, latransformation des moeurs, étaient alors le rêve d'une grande partie desFrançais.

Faillitede certains hommes

Dansles années suivantes, les choses se sont clarifiées. Mais du 10 mai au 10juillet 1940, le pays a vécu au milieu d'une totale confusion. Tel est sansdoute la conclusion qui se dégage le plus nettement du livre d'Emmanuel Berl.Dès le 17 mai, il est certain que l'armée est vaincue, que la défaite a desorigines proprement militaires et que l'Allemagne va tirer le maximum de savictoire. La nation s'acharne alors à nier l'évidence, à juger blanc ce qu'ellevoit noir. La décision de déclarer Paris ville ouverte a été l'un de ces signesdont on a refusé de comprendre la portée : ne pas défendre la capitaleéquivalait à s'avouer vaincu; pouvait-on imaginer une France méridionalepoursuivant une lutte acharnée quand Paris était livré aux représailles ?

Cependant,un Mandel, ignorant la contradiction, parlait encore de résistance après avoiradmis l'occupation de la capitale. Chacun envisageait l'avenir en fonction deses préférences politiques ou de son propre état d'esprit; " De Laval àPétain et même à Flandin, beaucoup escomptaient de l'Allemagne un minimum demodération parce qu'ils étaient eux-mêmes d'un naturel modéré ". On nenégligeait guère que deux points : l'ampleur du désastre et la présence deHitler à la tête du Reich.

Ramenéeà ses grandes lignes, la fin de la IIIe République est difficile à interpréter.Les événements paraissent simples, mais ils n'obéissent à aucune logique : ladéfaite a marqué la faillite de certains hommes, elle n'a pas condamné lerégime. On ne peut donc comprendre l'été 1940 qu'en renonçant au récit clair etordonné pour recréer, par approches successives, un certain climat. EmmanuelBerl a parfaitement réussi cette entreprise; partant de ses propresimpressions, il a su montrer comment, au milieu du désastre, s'était produiteune sorte d'obscurcissement des consciences ; en évoquant une atmosphère, il a,mieux que la plupart de ses devanciers, montré ce que signifiait la crise du 10juillet 1940.

PIERRE SORLIN.

 

(àsuivre ?)

  • Reliure: Couverture souple
  • Type: PETIT FORMAT
  • Époque: XXe
  • Sujet: PHILOSOPHIE

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